9h déjà que je suis allongé dans cette eau glaciale. Les spasmes me gagnent et mon corps, meurtri par les jours de marche et le jeûne, se recroqueville dans un vain espoir de garder la chaleur. Rapidement mes mains et mes pieds blanchissent et se creusent, le sang ne pouvant plus réchauffer les extrémités. Des rigoles se forment sur mes doigts anesthésiés et mon nez, brûlé par le feu, le soleil et irrité par le froid commence à saigner. Autour de moi, Léo-Paul et Robin dorment, eux aussi trempés et frigorifiés. Le sommeil les a entraînés loin du calvaire.

Départ
Pour tenter de penser à autre chose qu’à la douleur, je me repasse les derniers événements dans la tête. Deux semaines plus tôt, j’étais encore à Paris, au fond d’un lit douillet à rêver d'aventures et de paysages sauvages. J’allais bientôt être servi. J’ai en effet retrouvé Léo dès le lendemain pour le début d’un beau défi : essayer de survivre et parcourir les Pyrénées en totale autarcie pendant une quinzaine de jours. Nous étions quatre à tenter l’expérience : Robin qui habite en Ariège donc au pied des montagnes, Paul qui habite à Lyon et enfin Léo et moi qui logeons en région parisienne. 4 gamins de 18-19 ans qui n’ont presque jamais mis les pieds en haute montagne. Mais avant de partir explorer les Pyrénées, encore fallait-il les atteindre. Tandis que Paul rejoint Robin en train, Léo et moi sans le sous et en soif d’aventures mettons 12h pour traverser la France en autostop et en pleine crise du Covid.

Matin du 15 juin, jour du grand départ : après avoir pris la voiture jusqu’à un minuscule parking près du gîte du Chiroulet au pied des montagnes ariégeoises, nous ajustons péniblement nos sacs sur le dos ; ils pèsent autour de 20kg. 20kg c’est lourd, très lourd, particulièrement lorsqu’il s’agit de faire des journées de 7h de marche avec des dénivelés pouvant atteindre 2000 m. La nourriture que nous portons est réduite au stricte minimum : pour 2 semaines de marche nous avons seulement du riz, de la semoule et des lentilles ; s'ajoute à cela deux biscuits par jour et par personne et pour le mental 1 sachet de cacahuète et 1 saucisson pour l’entièreté du voyage. Rien d’autre. Pendant 15 jours. Je vous laisse imaginer à quel point nous avons pu souffrir de ce manque de diversité alimentaire. Pour combler ce vide nous nous sommes rattrapés en ajoutant des trèfles, des pissenlits, du pin et des orties à nos lentilles. Robin a même mangé une quantité impressionnante de fourmis, bonne source de protéines il est vrai !
Abandon de Paul

Revenons-en au premier jour de notre périple. Après avoir marché plus de deux heures hors des sentiers battus à travers des champs et des ruisseaux, nous nous retrouvons en bas de la montée vers un célèbre lac de la région : le lac bleu. Entre temps, le brouillard est tombé et la pluie menace mais nous entreprenons à 4 la montée avec envie ; nos jambes nous démangent ! . Pendant cinq heures nous n’avons fait que grimper, le dénivelé positif dépassant les 1000m. Pas encore habitués aux sacs, nous avons beaucoup souffert et le mental a pris un sacré coup : ce n’est qu’à cet instant que nous nous sommes rendus compte de la difficulté du projet dans lequel nous nous étions embarqués. Une fois arrivé en haut nous nous sommes écroulés pour dormir, sans même prendre le temps de manger, dans une sorte de grande maisonnette délabrée. Le lendemain matin une mauvaise nouvelle nous attend : Paul a une tendinite à la cheville et ne pourra pas continuer l’expédition. Nous décidons, après avoir appelé les gendarmes de haute montagne, de le redescendre avec Léo tandis que Robin se repose de la veille.

La pluie torrentielle s’abat sur nous pendant que nous descendons tout le chemin escaladé avec peine la veille !
Paul trouve rapidement une voiture qui le prend en stop et Léo et moi repartons vers le sommet rejoindre Robin. Après seulement 48h de galères nous avons déjà perdu un de coéquipiers et ne sommes plus que trois ; de quoi nourrir nos doutes quant à la faisabilité du défi !
Ascension du Pic du Midi

Le lendemain matin le sourire revient avec le soleil malgré les nombreuses piqûres d’insectes et les tiques et nous entreprenons une grosse journée de marche qui nous emmène au pied du pic du midi après 7h à crapahuter dans la montagne et l’ascension de 2 cols. Survolant les pitons rocheux, les vautours fauves piquaient au-dessus des cols à la recherche des marmottes qui somnolaient dans les vallées verdoyantes au parfum enivrant.
Sous nos pas les premiers névés (neige qui peut perdurer en été) crissaient et annonçaient le retour d’un épais brouillard froid. Quelques jours plus tôt, nous étions passés dans un office de tourisme où on nous avait prévenu qu’il était impossible de monter le pic du midi à pied sans crampons ni piolets à cause des gros névés qui en bloquent l’accès. C’est pour cette raison que le matin du jour 4, après avoir essuyé une nuit pluvieuse nous révélant d’ailleurs que notre tente n’était pas étanche du tout (nous avions vraiment pris ce que nous avions chez nous, c’est à dire une tente de trek abîmée qui n’était plus imperméable et ne possédait plus de tapis de sol), un peu abattus et épuisés nous étions à deux doigts d’abandonner l’ascension du pic du Midi lorsque tout à coup une éclaircie est est apparue. Pris d’une envie soudaine, nous avons unanimement décidé d’essayer de monter au sommet et avec les sacs en prime !

Simplement couverts de ponchos, d’un pull et d’un short et équipés de chaussures de rando nous commençons l’ascension sous une tempête de grêle. Rapidement nous atteignons les premières neiges que nous franchissons avec prudence. La montée est longue et risquée et un épais brouillard nous masquent une bonne partie du paysage, les éléments semblent s’être ligués contre nous mais rien à faire, notre détermination est trop grande. L’ascension est exténuante et glissante avec certains passages compliqués et des énormes névés. Le soulagement est immense à l’arrivée. Cependant, déception au sommet car nous ne voyons rien au milieu de cette purée de pois et nous ne pouvons même pas contempler le panorama à 2876m d'altitude.

Le problème du feu et de la nourriture

Nous atteignons 5h plus tard une miteuse cabane du nom de Pène Blanque, perdue au milieu des alpages couverts d’excréments de brebis. On y tient à peine à trois à l’intérieur. L’humidité est toujours aussi élevée et allumer un feu se révèle presque impossible. D’ailleurs le feu, indispensable à la cuisson de nos quelques denrées alimentaires, a été très compliqué à gérer pendant tout notre périple : le manque d’oxygène en altitude, le manque de bois et surtout l’humidité nous ont donné beaucoup de fil à retordre et il nous arrivait souvent de passer plus de deux heures à faire à manger. Léo, à force de souffler sur les braises aussi longtemps et quotidiennement, a commencé à avoir la peau des paupières, du nez et des joues qui partait en lambeaux, complètement desséchée .Une autre habitude assez surprenante que nous avons mise en place était de faire du riz ou des lentilles puis de récupérer l’eau chaude de cuisson restante et de la verser sur la semoule pour la faire gonfler. C’était un rituel qui nous permettait de manger plus, de façon pratique, rapide et économe. Si jamais on avait des restes, ce qui arrivait souvent lorsque l’on cuisait du riz, on le compactait dans une boîte de façon à avaler quelque chose le lendemain midi. Cependant, le riz froid nature souvent peu cuit passait difficilement et il fallait se forcer pour le manger, même lorsque nous étions affamés.
Le lac de Greyziolles

Finalement les jours s’enchaînent, chacun réservant son lot de surprises et d’enchantement. Les paysages sont magnifiques, vraiment splendides. Nous sommes heureux d’avoir la nature sauvage, authentique pour nous seuls et c’est un véritable bonheur que de pouvoir observer le bal des vautours fauves, des gypaètes barbus, des aigles et même des milans royaux ainsi que les cabrioles des isards et le train-train quotidien des marmottes. Nous avons sous les yeux la preuve que l’Aventure avec un grand A peut encore se vivre en 2020 en France au sein de paysages spectaculaires et reculés.
Le 5ème jour est le plus long de tous mais à l'arrivée, la récompense est magique. Entouré de montagnes dont les sommets atteignent les 2 800m, le lac de Greyziolles se fond dans le décor tel un miroir reflétant la montagne et le ciel. Nous décidons de nous y accorder une journée de pause le lendemain pour se ressourcer. Nous en profitons aussi pour nous laver et Léo nage dans le lac mais frôle l’hypothermie dans cette eau provenant directement de la fonte des glaces. Je me risque ensuite à essayer de pécher mais rien ne mord à l’hameçon que j’avais pensé à apporter. Je pose tout de même un piège fabriqué avec de la ficelle et une bouteille pendant la nuit. Entre temps , nous attrapons des lézards et des grenouilles mais malgré notre folle envie de viande, nous les relâchons sachant que les reptiles et les amphibiens sont protégés en France ; nous nous contenterons encore une fois de lentilles.

Pic de Bastan

Arrive le septième jour, le plus beau de tous à mes yeux. La journée commence bien avec la découverte d'un poisson dans mon piège que nous faisons cuire à la plancha grâce à une pierre plate. Le poisson est ridiculement petit mais avoir dans la bouche au bout d’une semaine un goût différent de celui des lentilles, du riz et de la semoule se révèle être une belle manifestation du plaisir intense ! Après ce beau petit déjeuner, direction le col de Bastan et surtout son pic. L’ascension est sportive avec une petite frayeur pour Léo-Paul qui a vu un rocher lui rester dans les mains. Mais au sommet, la vue est simplement MAGIQUE !
Et le mot est encore bien faible. Imaginez donc : une vue à 360 degrés à plus de 2700 m d’altitude, sous un ciel bleu azur et un paysage à couper le souffle. Impossible pour moi de vous décrire ce spectacle et cette joie qui a été la nôtre.

Ascension de nuit du Pic de Madamète

Les jours suivants furent plus calmes jusqu’au dixième jour qui débute quant à lui sur les chapeaux de roue à 3h du matin pour l’ascension de notre troisième pic, le pic de Madamète. A la lumière de nos frontales nous escaladons tant bien que mal avec les sacs les 200m qui nous séparent du sommet. Doucement le jour se lève et un magnifique lever de soleil prend la place d’une voûte céleste sans lune resplendissante d’où émerge notre chère voie lactée. Le spectacle se déroule sous nos yeux ébahis comme une succession de peintures toutes plus belles les unes que les autres. Nous passerons finalement 8h sur ce sommet pyrénéen culminant à plus de 2 600m.
La pire nuit de ma vie
Arrive enfin le douzième jour et cette terrible nuit, la pire de ma vie. Rappelez-vous, notre tente n’est pas étanche et surtout elle ne possède pas de tapis de sol, elle laisse donc l’eau pénétrer par dessous. Pris au beau milieu d’une grosse tempête vers 17h, nous posons en moins de 5min la tente avec une efficacité redoutable mais celle-ci prend l’eau très rapidement. Je suis allongé au milieu de la tente, de sorte qu’une cuvette se forme sous moi et se remplit d’eau de pluie. Rapidement je patauge, allongé dans cette eau glaciale qui me transperce et me brûle comme le feu. 13h. Je suis resté treize heures comme ça, allongé comme dans une baignoire d’eau gelée, à trembler de tous mes membres et à attendre le lever du jour. Attente infinie, épuisante ! Ce n’est que vers 6h00 du matin que j’arrive enfin à m’endormir, d’épuisement, mais le froid me réveille une heure après alors que mon corps est pris de spasmes. Par chance, les gros orages de la veille et de la nuit laissent place au soleil dont les rayons lèchent doucement nos corps meurtris pour leur redonner vie.
Moralement au plus bas c’est alors une lutte qui s’engage en chacun d’entre nous et nous pousse à puiser au plus profond de nos ressources pour finir notre périple et revenir à notre point de départ. Nous retrouvons finalement la voiture le 1er juillet 2020 après un périple sportif de 14 jours qui nous aura vu perdre au moins 4 kg chacun. Plutôt secs de base nous avons perdu beaucoup en muscles et même les traits de nos visages se sont creusés.

15 jours de souffrances et de difficultés qui n’ont pas su altérer l’enthousiasme qui nous a accompagné tout au long de ce périple, bien au contraire, elles n’ont fait que le renforcer. Toutes les merveilles que nous avons contemplées, nous les avons méritées et cette satisfaction n’a pas de prix. A jamais les images de cette épopée seront inscrites en nous. Mes conseils d’étudiant de 18 ans ne valent certainement rien mais si j’en ai un dont je suis sûr qu’il est vrai : c’est que peu importe à quel point c’est difficile, la réalisation d’un rêve vous apportera toujours bonheur, fierté et joie au bout du compte. Le maître mot est tout simplement le dépassement de soi.
Ce périple n’aura fait que grandir ma soif d’aventures. J’écris actuellement ces quelques lignes le 14 août 2020 en compagnie de Robin sur un ferry en direction de la Corse avec un projet en tête : parcourir tout le nord de l'Île de Beauté à pied et en stop. Là encore deux semaines à dormir dans des hamacs ou à même le sol. Juste avant le mois d’août je m’étais également lancé le défi de faire le tour de Belle-Ile en une journée, soit 85 km, défi réussi le 30 juillet en 13h35!

Ces challenges ne sont que les prémices d’expéditions encore plus folles mais elles auront toutes le même point de départ : un petit parking perdu en Ariège car ce défi dans les Pyrénées nous aura fait expérimenter la souffrance, le manque et la privation soit tout ce qui est nécessaire de connaître pour en apprécier pleinement leur contraire. Si on désire vraiment quelque chose, il faut oser se lancer dans le grand bain et ce saut dans le vide que nous avons fait un matin du mois de juin 2020 nous aura apporté bien plus que des sensations fortes. Il nous aura montré la vraie valeur de la vie et les choses essentielles que sont la fraternité, la liberté, la contemplation, le dépassement de soi et le respect de toute chose vivante.
Article rédigé par François Humbert