top of page

Le Mystère des Loutres de Mer



Alors que l’espoir avait ressurgi pour la sauvegarde des loutres de mer qui étaient au bord de l’extinction à cause du commerce de fourrures du XIXème siècle, un mystérieux mal a fait rechuter leur nombre drastiquement. Inattendu et mal compris, cet effondrement s’est révélé n’être seulement que la partie émergée d’une catastrophe écologique bien plus inquiétante.



La loutre de mer (Enhydra lutris) est l’un des plus petits mammifères marins mais la plus massive de toutes les espèces de loutres (elle peut atteindre un poids de 45 kg pour 1m50 de longueur). Ce sont les seuls mammifères marins ne possédant pas de couche de graisse sous-cutanée pour se protéger du froid. Au lieu de cela, elles possèdent une fourrure extraordinairement dense et soyeuse, avec plus de 140 000 poils par cm2 ! Cette fourrure, qui est la plus dense du royaume animal, est la cause de la chasse intensive à laquelle ce bel animal a dû faire face pendant plus de 150 ans.


A l’origine, on trouvait les loutres de mer dans toutes les régions côtières de l’Océan Pacifique Nord, de l’Alaska au Mexique en passant par le Canada, la Californie ou encore les îles du Nord du Japon. Leur nombre oscillait entre 200 000 et plus d’1 million. Mais en 1741, envoyés par le gouvernement russe, de nombreux navires partent explorer le Pacifique Nord et en ramènent des peaux de loutres, ouvrant ainsi la voie à la « grande chasse » aux marchands britanniques, américains, russes et espagnols. En 1911, année à partir de laquelle les loutres de mer ont été protégées officiellement, il ne restait pas plus de 2000 loutres dans le monde entier et l’espèce semblait voué à l’extinction. Cependant, grâce à de nombreux programmes de recherche, de protection et de réintroduction, les effectifs sont remontés progressivement et les populations de loutres de mer s’étaient presqu’entièrement rétablies à la fin des années 1970. Pourtant, dans les années 1990, le Dr James Estes, un chercheur en écologie marine et ses collègues observent un effondrement drastique des populations des loutres des îles aléoutiennes qui sont situées à l’ouest des côtes de l’Alaska.















Avant toutes choses, il faut savoir qu’il existe à ce jour trois sous-espèces de loutres de mer : la loutre de mer d’Asie, la loutre de mer de Californie et la loutre de mer d’Alaska. Cette-dernière est la plus nombreuse et comptait entre 55 000 et 75 000 individus dans l’archipel des îles aléoutiennes en 1985. Dix ans plus tard, il n'en restait plus que 9 000. Alarmés, Estes et ses collègues cherchèrent à expliquer la cause de cette mystérieuse diminution. Ils pensèrent tout d’abord que les loutres avaient migré vers une autre région mais il se rendirent vite compte que ce n’était pas le cas car la baisse drastique des effectifs s’observait à grande échelle, pas uniquement dans des régions isolées. Ils émirent ensuite l’hypothèse d’une diminution de reproduction mais très vite les faits la rejetèrent : le taux de reproduction des femelles et de survie des jeunes n’avaient pas diminué. Les loutres auraient-elles alors été victimes de maladie ? Tout semble prouver le contraire : dans le passé, les chercheurs avaient observé des déclins temporaires des populations dus à la pollution ou à des maladies infectieuses mais à chaque fois ils trouvaient de nombreux cadavres sur les plages. En effet, les loutres s’affaiblissaient et venaient mourir sur les côtes. Cette fois-ci, les chercheurs ne trouvèrent qu’un seul cadavre. Ce ne pouvait pas être cela. Un manque de ressources alimentaires peut-être ? Impossible car la principale source de nourriture des loutres des îles aléoutiennes sont les oursins qui pullulaient alors en grand nombre. Qu’est ce qui avait bien pu faire chuter de manière aussi impressionnante les effectifs des loutres de mer ?

C’est dans ce contexte de doute et de réflexion qu’apparait alors une nouvelle pièce du puzzle: en 1991, pour la première fois, une orque est observée en train d’attaquer une loutre. D’autres attaques furent observées les années suivantes ce qui conduit le Dr Estes et ses collègues à émettre l’hypothèse qu’une augmentation de la prédation par les orques étaient la cause du déclin des loutres de mer. C’était une idée à priori curieuse car les orques et les loutres de mer cohabitaient depuis longtemps en Alaska sans qu’aucune interaction n’ait jamais été observée entre ces deux espèces excepté les quelques attaques récentes. Pour tester leur hypothèse, les chercheurs eurent recours à une technique relativement simple : ils étudièrent l’évolution de deux populations de loutres, l’une résidant à Clam Lagoon et l’autre à Kuluk Bay. Clam Lagoon a un accès sur la mer qui est trop étroit et trop peu profond pour les orques alors que Kuluk Bay, qui est juste à côté, donne directement sur l’océan. Estes et son équipe constatèrent qu’entre 1995 et 1997, 65% des loutres marquées à Kuluk Bay disparurent contre seulement 12% à Clam Lagoon. Additionnées à d’autres résultats, ces valeurs permirent à Estes et son équipe de conclure que les orques étaient responsables du déclin brutal des loutres de mer car les effectifs de ces-dernières s’étaient particulièrement effondrés dans les milieux accessibles aux orques.



Ce qui est surprenant dans cette histoire c’est que les orques sont des « super-prédateurs », au sommet de leur chaîne alimentaire, et qu’elles se nourrissent habituellement de poissons en grande quantité ou de gros mammifères marins. Pourquoi changer de régime et se concentrer sur des proies faibles en calories ? L’hypothèse développée par Estes lors de son étude est la suivante : dans les années 60, la chasse a décimé les effectifs de baleines qui ne s’en sont jamais totalement remises. Or il semblerait que les baleineaux étaient des proies majeures dans le régime des orques qui n’ont alors pas eu d’autres choix que de se tourner vers d’autres sources de nourriture. Elles ont commencé à attaquer principalement les pinnipèdes (phoques, otaries, lions de mer…etc). Malheureusement, ces derniers ont eux aussi vu leurs effectifs s’effondrer. En effet, la pêche intensive qui s’est développée massivement avec l’essor de la mondialisation a fait chuter les stocks de poissons dont se nourrissaient quasi-exclusivement ces mammifères. C’est alors que certaines orques ont dû s’adapter et commencer à consommer des loutres devant le manque de proie à disposition. Selon les calculs de Estes et de son équipe, 6 orques consommant exclusivement des loutres auraient suffi pour faire baisser les populations des îles aléoutiennes de 70%. Les loutres sont des proies si faibles en calories pour les orques que celles-ci doivent en consommer de façon massive pour avoir un apport énergétique suffisant.



Bon, très bien, les loutres de mer disparaissent et on pense savoir pourquoi. Et alors ? Si l’idée de perdre à jamais une peluche vivante ne vous émeut pas, les résultats des scientifiques le pourront sûrement. Les chercheurs classent en effet la loutre de mer comme une espèce clé de voute, c’est-à-dire qu’elle a un effet disproportionné sur son environnement au regard de ses effectifs. Quand une espèce clé de voute disparaît, l’écosystème tout entier peut subir une dégradation importante. Bien que ce concept soit remis en question, il est très utile pour illustrer le rôle que peut avoir la loutre de mer dans les îles aléoutiennes. La loutre de mer se nourrit en effet principalement d’oursins. Or, les oursins broutent les forêts de kelp (algues brunes) indispensables à la vie d’une faune riche et abondante qui y trouve nourriture et protection. La disparition totale des loutres de mer entrainerait donc une surpopulation d’oursins et ainsi une réduction massive des forêts de kelp ce qui conduirait inévitablement à une forte baisse des ressources halieutiques. S’ensuivrait alors une cascade trophique s’apparentant à une chute de dominos : la baisse des effectifs de poissons induirait un changement d’alimentation chez les prédateurs piscivores qui se tourneraient alors vers d’autres proies qui elles-mêmes verraient leurs effectifs s’effondrer etc…



Déjà à petit échelle c’est ce que l’on constate. Dans les régions où la loutre de mer a disparu, on observe un pullulement des oursins qui induisent une réduction massive de la superficie des forêts de kelp et une diminution des effectifs de poissons. Les pygargues (rapaces proches des aigles) changent de régime et s’attaquent plus volontiers à de petits oiseaux tandis que les goélands consomment principalement des invertébrés alors qu’ils se nourrissent de poissons en présence de loutres. Les algues brunes sont, en plus de servir de protection pour les poissons et autres animaux, des puits de carbone importants et leur présence ou non dans le milieu influe beaucoup sur la croissance de certains mollusques comme les moules. Ainsi, de l’avenir de la loutre de mer dépend tout un écosystème ce qui fait de cette dernière une espèce d’intérêt patrimonial qu’il faut absolument protéger.



Bien que la situation reste inquiétante, l’espoir de voir un retour à la normal pour les loutres de mer reste vivace et les effectifs sont légèrement remontés ces dernières années. Cependant, un nouveau péril guette cette fois la sous-espèce de Californie. Déjà très en danger, elle a récemment été la cible de plusieurs attaques de grands requins blancs ; de quoi rappeler aux chercheurs la situation des loutres de mer des îles aléoutiennes en proie à des attaques d’orques depuis les années 1990. Pourtant, là aussi, des doutes subsistent. L’étude menée par Estes et ses collègues et publiée dans Nature a eu son lot de critiques et on se rend maintenant compte avec du recul qu’il n’y a pas eu assez de preuves montrant que les orques étaient la raison principale du déclin des loutres pour en faire une démonstration scientifique indiscutable. La situation reste donc délicate et nous réserve encore son lot de surprises mais l’exemple des loutres de mer interpelle et nous rappelle à quel point la Nature repose sur un équilibre fragile où chaque espèce tient un rôle bien précis en interdépendance avec les autres.







Article rédigé par François Humbert




  | EN VENTE |  

kjuilo.jpg
bottom of page